Les frissons de la musique
Le plateau craquait sous le poids des pintes. Trois rousses, deux noires et quatre blondes pour la table 120. Celle qui se trouvait tout en haut. Pour l’atteindre, il fallait monter exactement huit marches, avec le plateau en équilibre sur les épaules. Les grosses bulles sans prétention défilaient à une vitesse folle. Les cols blancs étaient impressionnants; le barman ce soir avait le doigté. Si on dépassait d’un centimètre de trop, le patron faisait payer. Il valait mieux faire gaffe.
Martha se fit vite ramener à l’ordre; il fallait se dépêcher de monter les bières avant que la blancheur disparaisse et que le verre paraisse à moitié vide. Elle avait chaud. Le t-shirt noir collait à sa peau moite et ses cheveux frisaient derrière les oreilles.
C’était maintenant son troisième service au Pub et cela ne se passait pas comme prévu. Depuis voilà deux heures, elle faisait un grand effort pour retenir ses larmes. On lui avait assigné la salle la plus éloignée et ses jambes, pourtant musclées par des années de tennis, l’élançaient horriblement. Les tables ne cessaient de se remplir et les clients de commander des consommations. Et pourtant, il n’était que 21h.
Elle avait déjà travaillé dans des petits restos de vingt-cinq places maximum où les clients savouraient leurs plats et n’étaient jamais pressés de voir leur serveuse. Une fois, dans une autre vie, elle avait servi dans un restaurant de quatre cents places. Elle avait tenu un mois avant de fondre en larme et ne jamais revenir.
En arrivant dans cette nouvelle ville, elle n’avait pas pu faire la fine bouche; elle avait bien besoin d’argent. Et puis, il fallait montrer aux autres qu’elle n’avait pas tout quitté pour se retrouver à la rue. Elle avait trop de fierté pour que son départ se concrétise par un échec. Elle avait distribué quelques CV le jour de son déménagement.
Le Pub lui avait donné une chance le soir même. Elle avait survécu toute la semaine jusqu’à se faire donner sa première section autonome un vendredi soir et à présent, elle avait envie de vomir tellement elle était épuisée.
Des bières. Encore des bières. Sentir des ampoules se former sur les pieds douloureux. Des assiettes lourdes de nachos et de burgers. Des marches. La nausée. Un verre de vin par-ci par-là pour des filles. Des marches. S’essuyer le front en sueur. À nouveau des bières.
Et puis soudain, les premiers accords puissants de contrebasse. La voix rauque d’un chanteur. Les notes mélancoliques du piano qui suivirent. Les frissons provoqués par la justesse des paroles sombres. La musique prit possession du bar tout entier.
La fatigue disparut et Martha comprit qu’elle se trouvait bien à sa place là en écoutant cette version d’Autumn Leaves. Elle sut qu’elle avait quitté les salles de classe, les professeurs contraignants, les livres théoriques, les enseignements abstraits pour se recentrer sur la vraie vie. Martha n’avait aucune idée à quoi ressembleraient les prochains mois, mais ce qui était certain à présent pour elle, c’était que la musique devait en faire partie.
Elle allait supporter la fatigue et se battre pour garder le service du jeudi au samedi soir pour avoir accès aux spectacles gratuitement afin d’embrasser pleinement son statut de fan. Après sept ans à exister à travers des bouquins, elle avait un furieux besoin de sortir de cette bulle intellectualisée pour se retrouver face à la réalité des émotions.
Dans ce bar sur la rue principale, la musique prenait toute son importance. La plupart du temps, on pouvait y voir des jeunes musiciens y faisant leurs premières écoles en jouant les pièces célèbres de répertoire de jazz, blues ou vieux rock. Des artistes hautement doués de la jeune scène musicale, mais qui n’étaient pas encore assez connus pour se permettre de livrer des spectacles avec leurs propres compositions.
Cependant, parfois, certains finissaient timidement la soirée avec une ou deux arrangements de leur cru, emportés par l’énergie de la salle. Les spectateurs saouls s’en rendaient à peine compte, mais cela suffisait à leur donner espoir. Un jour, ils vendraient eux aussi des milliers d’albums en chantant leurs propres mots. Ils n’étaient pas payés pour leur prestation mis à part en bière cheap. Mais ils étaient passionnés et cela suffisait.
Martha, ragaillardie, redescendit chercher d’autres tournées. Puis, bercée par la musique, elle finit le reste de la soirée sans trop souffrir.
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La nuit bien avancée, les derniers clients partirent. En comptant le pourboire accumulé, Martha se dit que deux mois plus tôt, elle peinait à se nourrir de pâtes au beurre, en jonglant entre les études sans fin et un job qu’elle détestait dans le secteur financier.
Un de ses nouveaux collègues vint lui servir un verre de Guinness et en savourant le goût de café, elle se rendit compte qu’elle venait de se faire accepter dans le groupe. Elle avait remporté la première épreuve; elle faisait partie de l’un des leurs; elle avait maintenant le droit de boire une bière avec eux et les musiciens dans le bar vide à trois heures du matin.