Perdre son temps à fixer l’horizon vide
La chaleur lui collant à la peau, Laurie attend l’autobus depuis bien trop longtemps, sur le bord de l’autoroute.
Elle commence même à se demander s’il passera un jour.
Elle a encore le goût du sel dans la bouche et ses vêtements sont irritants d’un trop plein de sable. Le soleil lui fait mal aux yeux et l’asphalte est brûlante à regarder.
Mais elle se sent bien.
Mieux qu’elle n’a jamais été. Loin de tout. Loin d’eux-tous.
Elle respire enfin.
Ce n’est qu’un répit très court mais il était essentiel. Elle a traversé le continent en entier uniquement pour passer 5 jours dans l’Ouest; un voyage très long et fatiguant et qui pourrait paraître complètement inutile.
Elle aurait sûrement dû rester chez elle, faire le ménage de sa vie.
Mais elle avait besoin de se distancer. Une bouffée d’air indispensable.
All along the Watchtower de Bob Dylan jouant dans ses oreilles, Laurie n’a pas vraiment envie que ce bus arrive. Elle ferme les yeux et savoure ce moment privilégié.
Perdre son temps.
Il y a quelques heures, en contemplant l’océan, elle a cessé d’avoir le goût d’hurler contre la vie.
Les vagues qui se jetaient avec force contre les rochers, le long de la plage sauvage, ont servi de thérapie.
Depuis plusieurs mois, elle avait toujours envie de gueuler jusqu’à s’étouffer. Mais au lieu de faire sortir sa rage, elle restait silencieuse, jouant la gentille fille heureuse, car crier ferait sûrement fuir Marc et elle avait cru avoir tant besoin de lui.
Ici, si elle a envie de souffrir, elle peut. Si elle veut pleurer, personne ne la jugera ennuyeuse. Tout le monde s’en fout. Elle est seule au milieu d’un état de l’ouest américain, là ou la liberté a toujours été mise de l’avant.
Liberté. Ce qu’elle a toujours voulue mais n’a jamais été capable de prendre.
Enfermée constamment dans un rôle de femme soumise au désir des hommes, elle n’a jamais réussi à devenir ce qu’elle voulait vraiment. Les années ont défilé si rapidement, elle s’est réveillée un matin et plus rien ne lui ressemblait.
Tout autour elle semblait avoir été emprunté à quelqu’un d’autre.
Même son corps ne lui disait plus rien.
Évidemment, Marc n’avait rien compris. Il l’avait regardé s’enfoncer dans sa crise sans tenter de la rattraper, jugeant que ça serait temporaire mais que surtout, c’était bien futile.
Il avait continué comme si rien n’était, dans cette vie que lui avait plus choisi qu’elle; en perpétuant les mêmes choix et les mêmes gestes, ne comprenant pas que cette routine faisait horreur à sa Laurie puisqu’elle ne s’en était jamais plaint depuis toutes ces années.
Doucement, Laurie avait eu de moins en moins envie de rejoindre Marc, à la maison. Elle cherchait toujours un prétexte pour rentrer tard; un verre avec des amis, un souper entre collègues, un nouveau cours de sport…
Un jour, elle s’était retrouvée à court d’excuses et avait décidé de le quitter.
C’était bien la première fois qu’elle rompait et son geste l’avait étonnée; elle n’avait pas compris où elle avait puisé la force de partir.
Elle avait déniché un tout petit studio et avait beaucoup pleuré dans cette pièce vide et qui lui faisait office à présent de chez soi.
Et au lieu de se procurer sagement des meubles, elle avait acheté un billet d’avion sur un coup de tête et s’était envolée le plus loin possible, vers l’Ouest, pour enfin mettre ses petits pieds dans l’océan Pacifique déchaîné.
La solitude devrait faire moins mal à l’autre bout du continent.
Le bus n’arrive toujours pas et Laurie commence à se demander si elle devra passer la nuit recroquevillée, au milieu de nulle part. Quelqu’un écoutant du hip-hop à tue-tête sur un mini haut-parleur portatif, vient la rejoindre.
C’est un jeune homme plutôt séduisant, les cheveux rasés, les traits durs, une camisole blanche trop grande pour lui, dévoilant ses épaules suantes.
Laurie s’imagine l’embrasser avidement et le laisser découvrir férocement son corps de ses mains moites, sans même prendre le temps de lui demander son nom. Une romance sale et anonyme du bord de l’autoroute. Elle aurait besoin de s’oublier le temps d’un coup passionné sans conséquence.
Mais Laurie a toujours détesté le hip-hop et l’attitude arrogante qu’elle assimile à ceux qui l’écoutent, ce qui trouble un peu la continuité de son fantasme.
Puis, un vieux monsieur à la barbe imposante, semblant avoir fait le tour du monde à pied avec son sac abimé sur le dos, vient troubler son imagination. Ils sont maintenant trois à attendre ce bus qui se fait tant désirer.
À des milliers de kilomètres de chez elle, elle se sent plus proche de ses deux nouveaux comparses qu’elle ne l’a jamais été d’hommes avec qui elle a partagé un lit.
Un beau trio de perdus fixant l’horizon vide.