Il faut travailler. Il faut continuer à gagner de l’argent.
Sortir l’ordinateur de son sac. Enlever ses chaussures. Mettre ses petits pots de liquide dans un Ziploc. Tendre sa carte d’embarquement. Ouvrir son passeport à la page de la photo. Sourire au douanier, mais pas trop. Sourire à l’agent de bord. Sourire au deuxième et au troisième agent de bord. Des gestes répétés machinalement.
Finie l’excitation ressentie par les gens normaux à l’idée de s’envoler dans un avion. Zoé marche rapidement jusqu’à la porte d’embarquement, le sac se balançant négligemment sur ses épaules frêles et les talons hauts claquant le sol. Dans quelques minutes, elle les enlèvera pour les remplacer par de grosses chaussettes de laine, troquera sa jupe droite contre des leggings, s’étalera de la crème sur le visage et les mains, mettra son cache-yeux et tentera de s’endormir malgré l’effervescence des hôtesses de l’air.
Le même rituel, chaque semaine. Cette petite routine lui donne l’impression de garder le contrôle de sa vie.
L’avion, plein à craquer comme toujours, est prêt à s’élancer sur la piste. Un bébé pleure. Une vieille dame n’arrive pas à faire rentrer tous ses bagages dans le compartiment supérieur.
Dans huit heures pile, une réunion l’attend. Tant pis pour le décalage horaire, elle n’a simplement pas le droit d’en ressentir les effets. Il faudra qu’elle soit au sommet de sa forme pour la matinée de discussion enflammée avec un important client mécontent.
Les clients sont toujours en colère contre sa firme lorsqu’elle les rencontre. Elle doit les rassurer, les dorloter, afin qu’ils comprennent qu’elle est la meilleure consultante, même si elle reste une fille. Ils doivent sentir qu’elle peut leur faire gagner de l’argent même s’ils vont en dépenser des milliers pour la payer.
***
Paris
Zoé sort de la Tour Pleyel, à la Plaine St-Denis, avec vue sur l’autoroute. Environnement pas très séduisant. Forcément, son client ne serait pas aussi riche s’il logeait sur les Champs-Élysées.
La réunion a été haute en couleur. Le client a crié, a craché son café, mais Zoé s’en est bien sortie. Comme toujours. C’est pour ça qu’elle est payée autant. C’est pour ça que ses patrons l’envoient régler les cas les plus complexes autour du monde. Elle sera probablement associée dans moins de deux ans. Encore plus d’argent. Encore plus de travail. Encore plus de déplacements sur la planète.
De retour dans sa chambre d’hôtel, Zoé fait quelques appels avec des collaborateurs au bureau. La connexion Internet est exécrable et découragée, elle décide de remettre à plus tard la conférence en ligne avec son adjoint.
Elle descend pour nager; la natation étant un remède qu’elle s’obstine à penser infaillible contre le décalage horaire, et se rend compte qu’elle n’a rien avalé depuis le croissant indigeste de l’aéroport, mais décide d’attendre le souper quand même. Zoé aime bien contrôler sa faim.
Puis, elle manque de s’endormir sous le jet de la douche chaude.
Elle tente de se réveiller avec une coupe de champagne, au bar pratiquement désert de l’hôtel, en flirtant avec le barman qui semble plus intéressé par une Américaine aux faux seins. Elle part donc, découragée, le ventre toujours vide, et va héler un taxi qui sera certainement trop cher. Il fait noir dehors; elle n’aura même pas aperçu l’Arc de Triomphe.
Le restaurant choisi par un autre de ses clients est bien sûr à l’autre bout de la ville. Le repas est interminable, le client sort des dizaines de blagues douteuses et mange bruyamment.
Zoé se sent saoule et n’a pas envie de se coucher tout de suite. Pour une fois, elle aimerait faire un peu la touriste, visiter réellement un lieu emblématique. Elle sait que ce n’est pas sérieux, qu’on ne devient pas associée en jouant au voyageur naïf et enthousiaste. Après avoir quitté son client barbant, elle se retrouve tout de même au Dude et bois un verre de vin blanc dans un sofa abimé alors que du rock anglais tourne à tue-tête.
Elle venait souvent dans ce bar lors de son échange universitaire, il y a plusieurs années. Cependant, vite, elle reprend ses esprits. Elle ne peut pas se permettre de moment nostalgique. Elle doit travailler.
Un français aux bouclettes brunes la ramène à l’hôtel en scooter sans rien demander que la promesse d’un autre rendez-vous.
Il faudrait qu’elle trouve une place pour lui dans son horaire de marathonienne. Elle sait qu’elle n’y arrivera pas. Déjà, elle n’aurait jamais dû s’attarder au bar. Erreur de débutante. Cela avait été plus fort qu’elle. Il ne lui reste plus que cinq heures de sommeil, maintenant.
***
Sept heures du matin. Paris dort encore.
En se penchant dangereusement sur le balcon, Zoé réussit à apercevoir la tour Eiffel.
Rendez-vous à Ladurée pour un petit-déjeuner avec un dernier client. De plus petit calibre, mais qu’il ne faut pas négliger. Elle a mal dormi, mais le café très serré fait son effet. Beaucoup de Japonais bruyants s’agitent autour du restaurant pour repartir avec cette fameuse boite de macarons.
Le client est satisfait, il n’a pas l’habitude de manger des viennoiseries à dix euros la pièce. Lui, c’est plutôt biscotte froide le matin avant de prendre, dans le noir, son RER, en panne une fois sur deux. Sa femme ne veut pas habiter en ville : trop de sans-abris, trop de vols, trop de tentations. Il envie l’existence de Zoé.
Il aimerait échanger sa place et au lieu de changer de vie, il signe un nouveau contrat en versant à Zoé toujours plus d’euros pour ce moment de rêve autour d’un croissant.
***
Ho-chi-Minh
Il fait 40 degrés sous le soleil. La nausée ne quitte plus Zoé.
Il lui reste une matinée avant son premier rendez-vous. C’est un miracle d’avoir autant de temps libre à la sortie de l’avion. Mais pour l’instant, elle attend toujours sa valise. Pour une fois qu’elle ne l’a pas prise avec elle pendant le vol… Comme elle avait embarqué une bouteille de vin français pour donner à un client asiatique, elle avait dû l’enregistrer. Une panne d’électricité a tout coupé dans l’aéroport.
Insupportable. Adieu les heures de liberté avant son rendez-vous.
Tout le monde a l’air d’attendre avec patience. Évidemment, ils sont tous en vacances, eux. Saleté de touristes. Toujours à flâner, à toujours tout ralentir, à prendre tout avec trop de légèreté alors que d’autres comme elle, travaillent sérieusement.
Alors que Zoé a épuisé tout son vocabulaire d’insultes à l’encontre des employés et que deux étudiants australiens la regardent abasourdis devant tant d’énervement, les bagages commencent finalement à défiler. Il lui reste encore quelques heures, mais c’est sans compter le temps de se trouver un taxi, puis de marchander avec lui le prix du trajet.
À l’hôtel, elle lit rapidement ses courriels et prend sa douche. Elle renonce à coiffer ses longs cheveux. L’humidité la fait friser comme une chanteuse des années 80. Elle ne commande pas de taxi et marche jusqu’au rendez-vous.
Ho-chi-Minh bourdonne. Des centaines de scooters. Elle a complètement perdu ses repères depuis la dernière fois et se surprend à avoir peur avant de traverser. Pas de feux de circulation pour arrêter les motocyclistes; il faut y aller sans se poser de questions. Trop tard pour une Pho.
Un jus de mangue dans la rue en guise de repas, la réconforte après toute cette nourriture congelée et salée d’avion. Son corps ne sait plus quelle heure il est, il ne se rendra pas compte qu’elle a sauté tant de dîners.
Elle est quand même heureuse d’être au Vietnam au milieu de toutes ces jeunes demoiselles avec leur masque antipollution. Elle aimerait en profiter, mais dans les prochains jours, une série de clients vont défiler sans pause.
Ils lui serviront tous à manger de la nourriture occidentale, pensant lui faire plaisir alors qu’elle ne rêve que de Banh mi et de Bun Thit Nuong. Elle aura quand même réussi à boire quelques Saigon et Larue. Il fallait bien s’aider à fermer l’œil.
Et puis le dernier soir du séjour est arrivé. Seule dans son lit, elle se rend compte que c’était le jour de son anniversaire. Avec les douze heures de décalage, elle a failli s’endormir en passant à côté et se réveiller le lendemain avec un an de plus sans avoir marqué le coup.
35 ans. Cela fait huit ans qu’elle célèbre les années qui passent dans des hôtels, toujours dans des endroits différents. Parfois dans des lieux grandioses comme Singapour ou Tokyo, mais plus souvent dans des villes plus communes comme Buffalo ou Calgary.
35 ans, c’est quand même plus important.
Elle se rhabille pour boire un cocktail au bar de l’hôtel. Après avoir dit au barman que c’est son anniversaire, elle perçoit dans son regard de la pitié. La pitié pour quoi? Ce n’est pas grave d’être seule le soir de ses 35 ans.
Elle gagne assez d’argent pour que les fêtes deviennent des dates banales. Des anniversaires, elle peut s’en créer des faux dans toutes les villes qu’elle veut et sortir dans les plus grands clubs de la planète. Seulement, elle ne le fait jamais, car elle a toujours un rendez-vous ou un avion à prendre le lendemain matin.
Elle ne s’est pas lâchée complètement depuis ses 27 ans; depuis qu’elle est rentrée comme chef de projet junior dans sa compagnie et qu’elle s’est juré qu’en moins de dix ans, elle deviendrait associée.
Elle se rend compte que personne ne l’a appelée pour lui souhaiter bonne fête. Personne ne lui a écrit de courriel pour souligner la date, mis à part son adjoint qui essaye d’avoir une augmentation de salaire en étant aux petits soins.
Elle ne se souvient même plus de la dernière fois qu’elle a discuté avec un ami. Pas un collègue. Pas un client. Ni un étranger rencontré dans un bar. Un vrai ami. Tous ces copains d’enfance possèdent une petite famille en banlieue maintenant. Tout le monde la jalouse, mais personne ne la comprend.
Finalement, Zoé continue la soirée dans le quartier de Pham Ngu Lao. Tant qu’à avoir des idées noires, autant les oublier dans l’alcool. Elle n’a pas le temps de les trainer avec elle. Elle ne peut pas se permettre d’avoir des regrets. Il faut avancer, il faut travailler, il faut continuer à gagner de l’argent.
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« Dernier appel pour le vol à destination de Los Angeles. Tous les passagers sont maintenant priés de se présenter à la porte d’embarquement ».
« Carte d’embarquement et passeport madame, SVP »